25/05/2023

may ayim, déranger la mémoire nationale, par Zoé Picard

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« à la fin / tout est déjà dit / que ce soit vrai / ou non ». En exergue de son recueil, may ayim critique les préfaces « aussi consternantes que les postfaces » et affirme son ton poétique indocile et ironique. blues en noir et blanc est son premier livre publié, à Berlin en 1995. Il est aujourd’hui traduit en français — en édition bilingue — pour la première fois, par Lucie Lamy et Jean-Philippe Rossignol, aux éditions Ypsilon. Une cinquantaine de poèmes à la force brute et à la portée, aussi actuelle que bouleversante.


May Opitz, au nom de plume de may ayim, naît le 3 mai 1960 à Hambourg, d’une mère allemande et d’un père ghanéen. Après sa naissance, elle est confiée à un foyer pour enfants, puis adoptée à deux ans par une famille blanche : les Opitz, à Münster. Cet esprit est le premier à étudier de la famille : elle obtient un diplôme en histoire sociale et culturelle des Afro-Allemands. En 1984, elle s’installe à Berlin où elle lutte contre le racisme, écrit et performe ses textes dans des événements militants.

C’est dans la capitale qu’elle rencontre et construit une relation amicale, politique et poétique avec Audre Lorde, à qui elle dédie le poème soul sister. Quant à Audre Lorde, elle préface le volume de may ayim : Farbe bekennen (Affirmer sa couleur) paru pour la première fois en 1986.

La poétesse meurt tragiquement et prématurément, l’année qui suit la publication de son recueil, en se jetant du treizième étage d’un immeuble, après avoir préparé le Black History Month.

Maryse Condé, l’une des finalistes du Booker Prize 2023, préface ce recueil en se remémorant sa rencontre avec l’autrice et sa voix « dont le timbre portrait les traces de blessures très vieilles, encore ouvertes ».

Son style, épuré de toutes fioritures linguistiques et syntaxiques, repose sur une ironie et une mélancolie rare. Si elle dénonce la violence du racisme et l’hypocrisie de la réunification allemande après la chute du Mur de Berlin, elle raconte aussi, les doutes du quotidien, les peines de cœur et les incertitudes de l’existence.

Lutte politique, langage poétique

Dans le chef-d’œuvre Sister Outsider (trad. Magali Calise, Mamamelis), Audre Lorde déclare : « Pour les femmes, cependant, la poésie n’est pas un luxe. C’est une nécessité vitale. Elle génère la qualité de la lumière qui éclaire nos espoirs ainsi que nos rêves de survie et de changement, espoirs et rêves d’abord mis en mots, puis en idées, et enfin transformés en actions plus tangibles. »

Le langage poétique n’est pas verbiage, il devient acte. may ayim devait certainement le sentir dans ses tripes. C’est l’une des fondatrices de l’ISD, représentant les Allemands Noirs et de l’Afro-Deutsche Frauen (ADEFRA — organisation de femmes afro-allemandes et femmes Noires en Allemagne). Son engagement est profondément intriqué dans ses mots.

Lorsque le parti écologique l’invite en tant que représentante Afro-Allemande pendant la campagne électorale de 1990, elle intervient comme poétesse et livre un texte bien à elle, et non le discours attendu. Elle lit le sublime poème contre la grisaille de la chair à saucisse – pour une république de la diversité.

lors d’occasions particulières
et d’évènements particuliers
mais particulièrement
juste avant
et après les élections
nous sommes à nouveau demandéEs
on nous prend en compte à nouveau
on nous sollicite soudain
on nous inclut enfin
nous sommes tout à coup indispensables
on nous fait même
venir par avion
quand vous nous invitez s’entend
en tant que « chèrEs concitoyenNEs étrangèrEs »
sans droits civiques naturellement
en tant que migrantes
de tous les pays dominés
en tant qu’experts en racisme
en tant que « concernéEs »

contre la grisaille de la chair à saucisse – pour une république de la diversité, pour Tina, Gulçen, Yara et Nita (1990)

Presque tous ses poèmes sont adressés à autrui, peut-être des proches, également des figures de la lutte anti-raciste. Encore une fois, Audre Lorde. Mais aussi Martin Luther King.

À défaut d’encenser des personnalités allemandes ou un discours national, se gargarisant de la réunification et de la fin de la guerre, elle exhume une contre-histoire peuplée de cadavres, de résistantes et résistants.

Dans son poème l’automne en allemagne, elle rappelle que le 9 novembre n’est pas uniquement la date de la Chute du Mur en 1989, propice à la fête et aux nouvelles fiertés nationales. C’est aussi celle du pogrom antisémite de la « Nuit de cristal » en 1938 : « nuit de cristal : / en novembre 1938 / tout d’abord / des vitres se sont brisées / puis / toujours en encore / des os humains / de juifs et de noirs et / de malades et de faibles de / sintés et de roms ».

Das ce même écrit, elle met en lumière les nombreux assassinats racistes qui ont encore lieu : « en novembre 1990 / antonio amadeo d’angola / a été assassiné / par des néonazis / à eberswalde […] et la police / est arrivée si tard / qu’il était trop tard »

may ayim perturbe la mémoire collective et honore celle des minorités.

Tordre les mots

Paul Celan n’écrivait pas en roumain ou en français, mais en allemand : il s’emparait de la langue de sa mère. Mais aussi, de celle qui était parlée par certains des bourreaux qui ont exécuté sa famille dans les camps.

Lors de la remise du prix de la ville de Brème, en 1958, il justifiait son choix :« Accessible, proche et non perdue, au milieu de tant de pertes, il ne restait qu’une chose : la langue. Elle, la langue, restait non perdue. Oui, malgré tout. Mais il lui fallut alors traverser ses propres absences de réponse, traverser l’horreur des voix qui se sont tues, traverser les mille ténèbres du discours porteur de mort. Elle traversa et ne trouva pas de mots pour ce qui était arrivé. Mais elle traversa cet événement et put remonter au jour “enrichie” de tout cela.  »

Il retourne la langue allemande contre elle-même. may ayim a-t-elle fait la même chose ? Si nous ne savons pas, a priori, si elle était bilingue ou polyglote — comme l’était Paul Celan — ce qui est certain, c’est qu’elle empoigne le parlé national pour mieux dénoncer son passé colonisateur.

Les expressions racistes sont employées avec un humour grinçant, et semblent sortir directement des interlocuteurs qu’elle a rencontrés : « Vous savez, il y en a qui pensent encore / que les mulâtres / ne réussissent pas aussi bien / que les Blancs » ; « vous pourrez aider / les vôtres en Afrique ». may ayim tourmente le langage en offrant une littérature dépouillée, sans ponctuation et sans majuscules pour les noms propres. Ces dernières sont presque uniquement utilisées pour marquer le féminin.

Elle mêle à ses textes des symboles adinkra qui séparent chaque chapitre. Ces icônes ghanéennes désignent des abstractions à partir des proverbes et des expressions de sagesse populaire. Ils servent à encourager l’être humain faillible. L’un de ses poèmes s’intitule afrekete. Ce terme définit une divinité intersexe ouest-africaine. En tissant ces traits culturels aux expressions berlinoises, may ayim réinvente une écriture de la marge, non utilisée par celles et ceux qui lui ont proposé d’intervenir pour une campagne électorale en 1990.

Le thème de l’identité et de la double nationalité irrigue ses écrits, à l’instar des couleurs « noir » et « blanc » qui apparaissent régulièrement : « ils célèbrent en blanc / nous portons le deuil en noir » ; « et du noir au bout des ongles » ; « elles sont ici là partout / certaines blanches la plupart noires », « un ciel bleu noir au-dessus de moi ». Elle expose ainsi une certaine dualité qui rappelle celle qu’Audre Lorde a révélée à propos du mouvement féministe ou, en son sein, les femmes qui n’ont pas la même couleur de peau ont des intérêts parfois différents.

Cette écriture lumineuse et instinctive exhume les atrocités de l’injustice. Elle perturbe et bouleverse. Ypsilon a l’intention de continuer à publier ses écrits (essais, poèmes) et nous attendons avec impatience la version française des mots de cette grande voix de la poésie du XXe siècle.

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