15/04/2023

« Entre marginalités et fulgurances, avec la poétesse afro-allemande May Ayim », par Tirthankar Chanda

RFI – Chemins d’écriture

Marquée du sceau de l’indocilité et de la mélancolie, la poésie de l’Afro-Allemande May Ayim a enchanté l’Américaine Audre Lorde et la Française Maryse Condé. Blues en noir et blanc est le premier recueil de poèmes de la poétesse, précocement disparue. Traduit de l’allemand par Lucie Lamy et Jean-Philippe Rossignol, il est désormais disponible en français.


→ Écouter l’entretien avec Lucie Lamy et Jean-Philippe Rossignol


C’est un livre à la couverture bleu nuit. Avec le nom de l’auteure et le titre en lettres blanches et mauves, gravées sur la page : blues en noir et blanc, par May Ayim. C’est en effet une vie en noir et blanc, en butte au mépris et au racisme au quotidien, que racontent la cinquantaine de poèmes en vers libres que compte le recueil, au ton souvent ironique et combatif, mais d’une écriture toujours sensible et lumineuse.

Le volume est bilingue, le texte original en allemand figurant à gauche, et sur la page de droite, la traduction dans la langue de Rimbaud et d’Aragon. Il aurait fallu sans doute dire dans la langue de Maryse Condé, puisque c’est elle qui a écrit la préface de l’anthologie. Introduisant la poétesse, la romancière antillaise revient sur sa première rencontre avec la jeune May Ayim, à Berlin, dans les années 1990 et sa découverte de cette voix poétique à nulle autre pareille : « Une voix, écrit la préfacière, dont le timbre portait les traces de blessures très vieilles, encore ouvertes. Sa présence aussi, doucement douloureuse, comme sa voix. »

L’extrait ci-après fait entendre la voix de la poétesse : « je serai / tout de même/ africaine /même si vous/ me / préférez/ allemande / et serai tout de même/ allemande / même si / ma noirceur/ ne vous convient pas / je ferai / encore un pas de plus / jusqu’à la dernière marge/ là où sont mes sœurs / où se tiennent mes frères / où / notre / liberté / commence… »

Être ou ne pas être africaine

Ces vers extraits de blues en noir et bleu sont représentatifs de l’écriture indocile et captivante de la poétesse. Être ou ne pas être Africaine, sans oublier d’être Allemande, telle est la question. Un dilemme personnel essentiel qui nourrit la poésie de May Ayim. C’est une poésie à la fois autobiographique et qui se veut porte-étendard de la nouvelle génération d’Afro-descendants cherchant à trouver leur place dans une société qui les minore, les marginalise à cause de la couleur de leur peau.

Dans sa préface au blues en noir et blanc de May Ayim, Maryse Condé évoque le mouvement de la négritude, comparant la poésie d’affirmation de l’Afro-Allemande à celle de Léon-Gontran Damas, compagnon de route de Senghor et d’Aimé Césaire. « Son indocilité, son humour, son expression poétique sont aussi ceux d’un Léon-Gontran Damas, l’un des pères de la négritude », écrit l’auteure de Ségou.

Presque un siècle sépare May Ayim de la génération des poètes français de la négritude. De père africain et de mère allemande, Ayim est née à Hambourg, le 3 mai 1960. Elle a connu une enfance peu heureuse, partagée entre l’abandon et l’incompréhension, comme le rappelle la traductrice Lucie Lamy : « Son père est Ghanéen et au moment où elle naît, il est en Allemagne pour un séjour temporaire. Il est là pour faire des études de médecine et sa mère, elle est danseuse. Elle ne souhaite pas garder cette enfant. Ils l’abandonnent. Autant son père va chercher à avoir des contacts avec elle, même quand elle est enfant, dans sa famille d’accueil, autant sa mère a refusé tout contact. »

L’abandon par sa mère fut sans doute la plus grande tragédie de la vie d’Ayim. Confiée à une famille d’accueil à l’âge de 18 mois, elle n’a pas vraiment connu sa mère, qui n’a jamais répondu aux appels de secours de sa fille. En revanche, May Ayim est toujours restée en contact avec son père, qu’elle appelait « oncle Emmanuel » quand il venait de son Ghana lointain pour lui rendre visite. Devenue adulte, la jeune poétesse se rendra elle-même au Ghana, puis au Kenya où le père s’était installé. La future poétesse voulait s’emparer de son héritage spirituel et culturel africain, de ses mythologies notamment, dont on retrouve les traces dans ses poèmes, à travers leurs thématiques mais aussi à travers motifs « adinkra »1 qui scandent les pages du blues en noir et blanc.

Installée à Berlin à partir des années 1980, c’est essentiellement à travers l’écriture et son activisme politique en faveur des causes allant du féminisme à celle des migrants, en passant par la question de l’identité noire diasporique, que l’écrivaine s’est fait connaître. Sa rencontre avec d’autres femmes intellectuelles engagées dans la lutte contre la discrimination raciale et sexuelle, telle que la poétesse afro-américaine Audre Lorde, fut déterminante dans sa prise de conscience poétique et politique.

Son livre d’essai Farbe Bekennen, réunissant réflexions, poésies, témoignages de femmes, adapté d’un mémoire de fin d’études universitaires consacré à l’histoire de la diaspora africaine en Allemagne, s’est imposé comme un ouvrage majeur sur la condition noire. Ce livre atypique relève autant d’anthropologie, de sociologie que de la littérature militante. Il vulgarise le terme « afro-allemand » pour désigner les Allemands d’origine africaine. Un terme descriptif, neutre, sans connotation morale ou exotisante, comme pouvait l’être la désignation « mulâtre », par exemple.

Les « armes miraculeuses »

C’est sans doute à travers la poésie, qu’elle écrit depuis les années 1980 et qu’elle met en scène dans le cadre des festivals littéraires et des rencontres, que May Ayim a donné la véritable mesure de son talent d’écrivaine. Comme le rappelle Jean-Philippe Rossignol, traducteur de May Ayim, elle a écrit son premier poème à 18 ans: il s’appelle « Jérusalem ». « Son travail va être mêlé tout le temps entre militantisme pour la reconnaissance des individus noirs en Allemagne après la réunification de l’Allemagne de l’Est et l’Allemagne de l’Ouest. Et un autre versant, c’est l’activité d’écriture, l’écriture poétique. Elle va toujours mener les deux de front, à la fois l’activisme, le militantisme et en même temps, elle fait des festivals de poésie. Elle écrit, elle publie 'blues en noir et blanc’ et elle voulait de plus en plus être reconnue comme poétesse. »

Disparue précocément, May Ayim est l’auteure de deux recueils de poèmes, blues en noir et blanc, paru en 1995 en Allemagne et traduit en français en 2022, ainsi qu’un recueil posthume nachtgesang (« Chant nocturne »), en cours de traduction, May Ayim croyait dans le pouvoir subversif de la parole poétique. « Mon stylo est plus puissant que mon épée », aimait-elle à répéter, rappelant le thème des « armes miraculeuses », cher à Aimé Césaire.

La Berlinoise a écrit une poésie engagée, qui décortique les préjugés, interroge les structures de pensée héritées de la longue histoire d’impérialisme et de domination au quotidien. Les thématiques des blues en noir et blanc vont de l’affirmation identitaire aux turbulences de l’amour, en passant par des questions relatives à la différence, le communautarisme, le racisme et la marginalisation des Afro-descendants dans les récits nationaux occidentaux. L’activisme politique et social, qui fonde ici le dire de la poète, se double d’une quête d’économie de moyens et d’efficacité qui font la force de sa poésie. Les modèles de May Ayim se trouvent du côté de la poésie caribéenne anglophone (Johnson) et américaine (Audrey Lorde) dont l’auteure de blues en noir et blanc fut, selon ses traducteurs Lucie Lamy et Jean-Philippe Rossignol, une lectrice infatigable. C’est une parole émancipatrice, celle de May Ayim, entre marginalités et fulgurances.

Longtemps marginalisée, les écrits et les vers de la poétesse germano-africaine commencent aujourd’hui à être connue. S’agissant de sa poésie, « on peut utiliser le mot “marginale” même si elle voulait faire bouger les représentations de la centralité et la marginalité, déclare Lucie Lamy. Elle avait une association qui s’appelait Literatur fraulein (femmes de littérature) dans laquelle elle a essayé, avec d’autres femmes, de faire entendre des voix de la littérature écrite par des femmes et notamment des femmes immigrées ou noires, ce qui les rendait marginales justement aux de la société allemande. Je pense que, justement parce que c’est une voix marginale qu’elle nous a particulièrement interpellés ou qu’on avait envie d’aller vers elle. Enfin, marginale, elle a quand même un vrai écho en Allemagne aujourd’hui. C’est pas non plus une littérature qui est confidentielle. Ses combats sont restés, sa poésie aussi. May Ayim meurt très jeune en 1996. Malheureusement, elle n’a pas eu le temps de voir cette évolution. »

Atteinte de problèmes psychiatriques graves et d’une sclérose en plaques, May Ayim s’est donné la mort le 9 août 1996 en sautant du quatorzième étage de l’immeuble où elle vivait. Elle avait tout juste 36 ans.

  1. Les « adinkra » sont des icônes. Au Ghana, les « adinkra » désignent des abstractions iconisées à partir des proverbes et d’expressions relevant de la sagesse populaires. On peut retrouver ces icônes sur des tissus (« étoffes adinkra ») ou dans des livres, comme dans le recueil de May Ayim où le symbole adinkra annonce le début d’un nouveau chapitre.

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