1/03/2017

« Canne de Jean Toomer », par Patrick Mouze

Europe

« Ma famille est originaire du Sud. [ … ] Pour ce qui est de son origine, il paraît (mais qui sait au juste?) que coulent en moi sept sangs différents : français, hollandais, gallois, noir, allemand, juif et indien. C’est pour cette raison que ma situation en Amérique est curieuse. » Cette présentation de Jean Toomer par lui-même à d’éventuels éditeurs appose une empreinte biographique indispensable à la compréhension de ce curieux ouvrage publié en 1923, tenu assez vite comme un classique de la littérature américaine avant de tomber dans le dans le purgatoire éditorial. L’auteur passa en effet toute sa vie (1894-1967) à tenter de faire le point sur une identité pleine de troubles entre son appartenance à la communauté blanche et noire, sa prise de conscience politique et morale vis-à-vis de sa situation, ou encore entre sa recherche exclusivement littéraire ou d’ordre philosophique. Et de conclure la présentation de sa vocation d’écrivain par ces mots : « C’est peut-être m’exposer à la faim que de dire que je mise mon existence sur mon travail. » Or, en 1924, il rejoint pendant deux mois l’Institut Gurdjieff de Fontainebleau, expliquant à ses amis : « Je suis. Ce que je suis et ce que je puis devenir, voilà ce que j’essaie de découvrir. » Comment ne pas penser à la démarche de Luc Dietrich dans les pas de Lanza del Vasto?

Le titre Canne est celui d’un poème reproduit en première page : (Canne / Oraculeuse. / Suavité du sirop qui fermente, / Pourpre du soir, / Canne aux racines profondes. » D’où ce goût surprenant et étrange que donne celte potion singulière sans toutefois tomber dans l’exotisme. Ce premier ouvrage opère, en effet une sorte de mimétisme scriptural du métissage de son auteur par un patchwork de textes plus ou moins courts qui correspondent à des nouvelles, des portraits, des sketches et des poèmes avec autant de personnages différents, mais ayant pour décor la Géorgie et la ville de Washington. Le livre est découpé en trois parties, la première ayant pour décor le monde rural, la deuxième le monde urbain et la dernière, à nouveau, le monde ruraI. Celle-ci se présente principalement sous forme théâtrale entrecoupée de didascalies poétiques et de poèmes proprement dits — cet ultime chapitre reflète ainsi l’ensemble de la composition du livre.

Les noms des personnages féminins servent de titres à de nombreux « passages » : Karintha « porteuse de beauté, parfaite comme le soir quand le soleil descend », Coma « en bleu de travail aussi forte qu’un homme », Fern dont « [l]es yeux ne désiraient lien que vous puissiez lui donner », Esther qui « oublie nonchalamment qu’elle est presque Blanche, et que son père est le Nègre le plus riche de la ville », ou encore Avey : « Longtemps elle ne fut pour moi que l’un des êtres en jupons que les garçons d’un certain âge dédaignent comme compagnons de jeux ». On peut reconnaître, dans ces présentations, les différents visages au féminin de l’auteur et de ses rencontres. Kabnis, l’un des rares noms masculins en titre, est présenté comme une figure torturée par la beauté et la laideur qui l’entourent par la violence et la douceur des êtres: « Il y a dans la nuit une beauté radieuse qui me touche … et me torture. Ah ! Zut ! Lève-toi imbécile. Regarde autour de toi! Qu’est-ce qu’il y a de beau? Les porcheries et les poulaillers. [ … ] Qu’est-ce que c’est que la beauté, après tout, sinon de la laideur si elle vous fuit mal, Dieu n’existe pas, mais il est laid quand même. Voilà pourquoi ce qui vient de lui est laid » Celte interpellation du narrateur’ à lui-même est une singularité récurrente et novatrice à cette époque, c’est-à-dire trois ans avant Monnaie de singe, le premier roman de Faulkner édité en 1926.

L’évocation de l’effervescence entre Blancs et gens de couleurs et la composition disharmonique du récit font de l’auteur, certes, un précurseur. Mais en exposait ainsi une intrigue d’histoires par un style direct et touchant, voire percutant Jean Toomer instaure une relation de sympathie et d’identification des lecteurs avec le narrateur qui dénonce la notion de race en contradiction avec l’apparence de la réalité sociale qu’impose la ségrégation. Certains critiques reprocheront même à Toomer de voir la beauté dans la douleur et la souffrance des Noirs comme une transcendance expiatoire. Ne peut-on pas dire plus simplement que l’art, pour lui, est l’expression de son désir d’égalité et d’harmonie entre les gens ? II célèbre les passions et les instincts du peuple de la terre qu’il oppose à la corruption des esprits et au grouillement des villes. Comment ne pas penser à L’Apprentissage de la ville et au Bonheur des tristes dans cette quête éperdue de lui-même ? Toomer bouscule les catégories de la littérature et de la sociologie dans un lyrisme décapant. Il est à la recherche de vérités prophétiques au-delà des limites de l’Histoire. Il nous offre un monde visionnaire, mythique et destructeur : il surexpose la réalité contre une prétendue vérité. Toomer passera les trente dernières années de sa vie dans une communauté de quakers où il s’adonnera à de pieuses conférences en effleurant parfois la question raciale: il était parvenu à un apaisement spirituel, loin de la littérature.