1/12/2016

« Jean Toomer, plein Sud noir », par Louise de Crisnay

Libération

Un roman phare de l’histoire de la littérature afro-américaine

Esther a 27 ans et des pulsions. Enfant, elle a vu une fois King Barlo se jeter à terre et dire : « Jésus y m’a chuchoté des paroles étranges dans le tuyau de l’oreille, oh ! tout au fond du tuyau de l’oreille. » Il est pasteur, il est mafieux, il est fini - qui sait ? Il est peut-être scélérat mais il fait remonter du fond de sa débauche certaines visions d’un passé refoulé. Depuis, elle attend son retour comme celui du Messie. Qui la sauvera parce qu’elle le rachètera. Elle en conçoit des rêves d’un érotisme macabre. On y voit frénétiquement à l’œuvre la bride de ce fantasme de la femme noire en pécheresse absolue. Le soir où elle franchit le seuil de son apparente pruderie et du bordel où il se trouve, l’ivrogne la repousse. Elle est fille du Nègre le plus riche de la ville et cette fracture-là rouvre toutes les autres. Cela se passe en quelques flashs, dans le quartier noir d’une petite ville de Géorgie des années 20. Et rien dans ces pages n’est fait pour épuiser la complexité de cette réalité-là. Le point aveugle a ses entrées partout. Car on ne sait jamais d’où sort au juste ce « filet rose rempli d’orteils de bébés » dans la tête des personnages de Jean Toomer.

Paru en 1923, Canne est une œuvre majeure dans l’histoire de la littérature noire américaine, la pierre angulaire de la Renaissance de Harlem. Langston Hughes, Countee Cullen and co, tous l’ont lue. Bien avant Toni Morrison, qui en donnera une longue interprétation pour le Washington Post, Arna Bontemps expliquait très simplement que rien auparavant n’avait « réussi aussi bien que Canne à présenter le Noir dans son cadre du Sud ». C’est la seule traduction en français, diffusée uniquement en Afrique francophone en 1971, qui reparaît aujourd’hui.

Le livre est court mais a tout des meilleurs romans modernistes. Fragments, nouvelles, poèmes, chants populaires s’y trouvent comme rarement métissés, dans une langue jamais doucereuse et qui réussit pourtant cette chose étrange de porter à incandescence la volupté du doute. Toomer peut placer une scène de lynchage au centre d’un triangle amoureux et ne se trouver jamais longtemps d’aucun côté. Mais il peut tout aussi bien faire sortir d’un simple thème, « Rhobert porte sur la tête une maison, comme un monstrueux casque de plongeur », une puissante variation existentielle. Selon un plan circulaire qui suit à la fois la trajectoire de l’auteur et la grande migration des Noirs du Sud vers le Nord, les esquisses se déplacent de la Géorgie à Washington avant de revenir au point de départ. Il y a en puissance dans la dernière figure de Kabnis - instituteur languide venu du Nord soudain confronté à ses racines profondes - tous les ferments du profond tiraillement identitaire qui éclatera ensuite. Toomer affirmait qu’il avait au moins sept sangs différents et qu’il s’était efforcé avec Canne « de réaliser une fusion spirituelle analogue à celle des racés ». À cause du Sud et du reste, on songe aussitôt à Faulkner en l’ouvrant. À ceci près que le premier roman de ce dernier ne paraîtra que trois ans plus tard et que son œuvre a été traduite depuis longtemps.

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