11/12/2025

« Judith Schalansky, la petite fille qui n’a pas été “matelote” », par Alain Nicolas

L’Humanité

Dans Le bleu ne te va pas, l’autrice, à partir de ses rêves d’enfance en RDA, relit notre histoire culturelle et sociale à travers un objet inattendu, le costume marin.


La grand-mère de Jenny est formelle : « Le bleu ne te va pas. » Avec ses cheveux châtains, ses yeux marron, le vert ou le rouge s’accorderaient mieux. Mais le bleu a pour la petite fille une tout autre valeur. C’est la couleur de la mer, des marins, et surtout du costume marin. Tous les étés, Jenny va chez ses grands-parents, qui habitent Usedom, une île au bord de l’« Ostsee », la « mer de l’Est », que nous nommons la Baltique. Pour elle, la mer, c’est d’abord la plage, où, quel que soit le temps, tout le monde se met nu. Personne n’aurait l’idée de s’en étonner, qu’il se baigne ou non. La seule chose interdite, c’est nager trop loin, ce qui vaut aux rares inconscients un ferme rappel au mégaphone. Judith Schalansky n’en dit pas plus. On comprend pourquoi nous sommes dans les années 1980 en RDA.

La mer est pour Jenny le territoire de l’aventure et du rêve. Le matelot en est le prince. Un jour, un homme jeune en uniforme arrête sa Trabant devant la maison de son grandpère. Jenny apprend qu’il est tombé sur un problème de maths sup qui lui résiste, et vient en parler avec son ancien professeur. Subjuguée, Jenny déclare : « Je serai matelote. » À sa grande stupéfaction, elle apprend qu’il est « mieux que matelot » : lieutenant de vaisseau. Mais elle se moque des épaulettes et des casquettes, elle rêve à un autre jeune homme, le chauffeur. Lui, il était matelot. Elle se voit déjà à bord, revêtue de l’uniforme blanc à col bleu rayé, chantant à pleine voix, comme dans le disque que passent ses grands-parents. Elle est la mascotte de l’équipage, embarquant pour les mers chaudes et turquoise où nagent les hippocampes. Mais Jenny ne sera pas « matelote ». Son grand-père l’en informe, « les filles ne deviennent pas matelots. Et puis les femmes à bord ça porte malheur ». Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Jenny, d’ailleurs, a pris un autre chemin.

À la pêche aux souvenirs

Judith Schalansky, dans Le bleu ne te va pas, conduit la narration sur deux plans. Celui de l’enfance, racontée à la troisième personne par une narratrice quelque peu extérieure à la petite fille que l’autrice a — peut-être — été. Celui du présent est écrit à la première personne. Les Trabant ne roulent plus que pour des collectionneurs nostalgiques. Les « mots longs aux syllabes récalcitrantes » ne se disent plus. Jenny étudie l’art, l’architecture, la photo, le design. Mais le costume marin aimante toujours ses rêves.

Elle le traque, dans les livres d’histoire de l’art ou du cinéma, dans la « grande histoire ». C’est le petit Seriocha, que nous identifierons peu à peu comme Sergueï Eisenstein, photographié en costume marin, le bonnet remplacé par un chapeau de plage à larges bords. Faut-il y voir la préfiguration de ces nombreuses figures du cuirassé Potemkine dont elle reproduit une des images ? Le livre est en effet non illustré mais jalonné de photos venues de l’album familial de l’écrivaine, de la fiction, de l’art ou d’archives historiques.

Ces images rythment l’avancée du récit, évoquent plus qu’elles ne montrent, appel.lent à la recherche d’un souvenir, relancent le « roman de matelots » que propose l’autrice. Le costume marin, au tournant du XXe siècle, a été en effet le vêtement de l’enfance, du loisir, d’une évasion suggérée mais déniée. Il habille tout le monde, garçons et filles des classes supérieures, qui s’affublent de l’uniforme des plus humbles. Du fils de fonctionnaire Eisenstein au tsarévitch Aliocha, qui pose habillé en marin avec un marin vêtu comme lui, tous jouent à être autres, ailleurs. Mais les matelots, comme ils l’ont fait en 1905 dans la mer Noire, donneront le signal de la révolution.

Le costume marin déconstruit les barrières de genre, renversées comme des bunkers qui se désagrègent sur les plages. Judith Schalansky s’attarde longuement sur un portrait en marin de Lucy Schwob, qui se rasa le crâne et prit un nouveau nom, celui de Claude Cahun. Elle devint photographe, surréaliste, avant de s’installer à Jersey, où elle échappa à une exécution pour ses activités de résistance. L’autrice propose avec Le bleu ne te va pas un fascinant voyage qui, de l’imaginaire d’une petite fille des dernières années de la RDA, nous conduit, suivant le fil ténu d’un motif minuscule, à explorer tout ce que ce vêtement, tellement anodin qu’on ne le remarque plus, a laissé dans notre culture. Histoire personnelle, culturelle, avec un petit ou un grand « h », on ne lâche pas cet ouvrage aux résonances poétiques, érotiques et politiques inattendues.

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