14/08/2024
« La vie, les écrits vains », par Fabrice Colin
En octobre 1969, Natalia Ginzburg, figure tutélaire des lettres italiennes, a 53 ans. Son premier époux, Leone, héros de l’antifascisme, a été assassiné par les Allemands en 1944. Elle s’est remariée avec un spécialiste de Shakespeare. Mort, lui aussi, voilà quatre mois. Pudique, l’autrice n’évoque jamais ces deuils. Mais la faucheuse la hante. « L’imagination ne recule devant rien, elle ne s’arrête pas devant l’idée de la mort. »
Six ans plus tôt, son roman Les Mots de la tribu a remporté le prix Strega, le Goncourt italien. Sur ses prouesses littéraires, la native de Palerme reste pareillement muette. Ne me demande jamais, introduction idéale à l’univers ginzburgien — le volume regroupe des articles publiés, pour la plupart, dans La Stampa de 1968 à 1970 —, entrelace souvenirs d’enfance et réflexions du moment avec humilité et (sombre) drôlerie.
Ce premier chapitre, par exemple, qui raconte la recherche d’un logement à Rome. Très vite, la quête tourne au ressassement névrotique : mari et femme ne s’entendent que sur les maisons qu’ils détestent — « Nous allions les visiter pour les haïr davantage. » Elle est comme ça, Natalia. Tout va bien quand tout va mal. Littérature ? « Est-ce que le roman meurt parce que avons cessé de l’aimer, ou est-que nous avons cessé de l’aimer croyant qu’il va mourir, je ne sais pas » Opéra ? « Quand j’étais plus jeune, je pensais que je finirais par comprendre la musique un jour. » Un ami lui reproche sa conception « réactionnaire, conservatrice, bourgeoise » du théâtre ? Elle lui rit au nez. La politique, les concepts, très peu pour elle, « l’intelligence est inutile quand elle ne s’oublie pas ». Elle sera pourtant députée en 1983…
En attendant, elle livre des pages superbes sur Goldoni ( « un petit lac bleu, frais et limpide ») ou sur Munch (« Pendant toute notre vie, nous porterons ce cri dans nos oreilles »). Le déchirant « Portrait d’écrivain » qui clôt le recueil a de troublants accents autobiographiques. Penser, inventer, se tromper ? Il s’agit avant tout d’« habiter la Terre ».