4/07/2020

« Chine : “Une génération sacrifiée” », par Claire Devarrieux

Libération

Entretien avec la traductrice Chantal Chen-Andro : Traductrice, notamment du prix Nobel Mo Yan, spécialiste de la littérature chinoise, Chantal Chen-Andro a traduit en français tous les livres de Bei Dao.


Pourquoi S’ouvrent les portes de la ville est-il publié si tard en France ?


Quand le livre est sorti en 2010 à Hongkong, Bei Dao m’avait demandé de le traduire, j’ai commencé immédiatement un premier jet. Puis un éditeur s’est montré intéressé. Quatre ans plus tard, il s’est désisté. J’ai cherché d’autres éditeurs, la réponse fut : « Oui, c’est un beau livre mais ce n’est pas un roman » (deux éditeurs différents), puis : « Oui, c’est fort intéressant, mais plus tard » (troisième éditeur). J’ai abandonné mes recherches. L’été dernier, j’ai été contactée par les éditions Ypsilon, l’éditrice ayant lu la traduction anglaise envisageait de le publier en avril 2020. J’ai donc repris mon premier jet, nous avons travaillé ensemble, Isabella Checcaglini et moi-même. J’ai proposé de faire des recherches pour un petit historique de Pékin et de ses portes, afin que le lecteur français situe mieux la symbolique du titre, et de rédiger un bon nombre de notes.


À quels lecteurs l’auteur le destinait-il ?


Je ne pense pas que Bei Dao songe à un lecteur quand il écrit un texte. Il l’a dédié à ses deux enfants.


Quel Garde rouge a-t-il été à 17 ans ?


Très enthousiaste au départ, puis très vite déçu, avec l’impression d’avoir été berné, puis d’appartenir à une génération sacrifiée. Il m’a assuré plusieurs fois qu’il n’avait pas pratiqué sur autrui des actes de violence physique.


Il y a deux ou trois redites dans le texte. Avez-vous suggéré des coupes ?


Les souvenirs sont relatés sur le mode de la thématique. Un même souvenir peut revenir sous des thèmes différents. Nous avons été confrontées l’éditrice et moi à ce problème. Les éditeurs chinois font rarement un travail d’édition. Nous avons ajouté, sans demander à l’auteur, à plusieurs endroits quelques mots. Par exemple : « Affinons le portrait de père. Oui, il adorait lire », ou bien : « Je me souviens, oui j’y reviens… »


Qu’est-ce que la poésie « obscure » dont Bei Dao est l’initiateur ?


Le mot chinois menglong signifie « brumeux, vague, obscur ». Employé par les critiques au début du XXe siècle pour dénigrer la nouvelle poésie apparue à cette époque sur le continent et qui faisait la part belle aux images personnelles (non codées comme dans la poésie classique) et au vers libre, il sera repris par la critique à Taiwan d’abord, contre la poésie des années 60, puis vingt ans plus tard sur le continent. Il dénote à chaque fois l’incompréhension de la critique officielle devant des textes dont elle n’a pas la grille de lecture. Comme l’explique fort bien Hsiung Ping-ming1  : « Que l’on passe d’une vision de l’universel à une vision du particulier sans changer la distance focale et l’on obtiendra un effet de flou » (« Réflexions sur un poème obscur », Europe, avril 1985). La poésie de Bei Dao jusqu’à une époque très récente est, de plus, tout en retenue, il ne se livre pas.


De quel ordre est son influence aujourd’hui ?


Il a été vivement critiqué par les poètes qui ont commencé à écrire à la fin des années 80. On lui a reproché de se sentir investi d’une mission dans la société, d’être porté par une forme d’héroïsme. Ces poètes plus jeunes, nés après 1960, n’ont connu ni perte d’un idéal, ni crise spirituelle. Ils veulent se situer au niveau tout simple de la vie ordinaire et user d’une langue plus commune à la majorité des lecteurs, dépouillée de symboles et de métaphores abstraits. Mais Bei Dao reste encore un personnage pour beaucoup de lecteurs et depuis les années d’exil, sa voix s’est faite plus personnelle, au diapason de la poésie qui s’écrit de par le monde : des voix singulières. En témoigne le colloque sur sa création poétique qui s’est tenu en mai 2016, organisé par les universités normales de Beijing et de Langfang.


Y a-t-il une littérature occidentale qui l’intéresse plus qu’une autre ?


Il est curieux de tout. Ses essais, les Roses du temps, portent sur Lorca (ses premières amours en poésie), Trakl, Rilke, Celan, Tranströmer (un grand ami), Mandelstam, Pasternak, Aïgui, Dylan Thomas. Il s’était lié aussi avec Octavio Paz, Claude Roy, Guilllevic, Mahmoud Darwich, Allen Ginsberg. Sans oublier Adonis et tant d’autres poètes du monde entier. En témoigne les « Nuits poétiques internationales de Hongkong », qu’il organise chaque année depuis 2009.

  1. Sculpteur, 1922-2002

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