28/11/2023
« Inventaire de choses perdues de Judith Schalansky », par Jérôme Duwa
Pourquoi inventorier ? La plupart du temps pour savoir ce dont on dispose et ce que cela peut valoir. Judith Schalansky prend la question dans un sens différent en renonçant d’emblée à tout simulacre de mise en ordre : archiviste de ce qu’on a perdu au fil de l’histoire des civilisations humaines, elle récuse toute croyance dans le progrès, cette idée qui nous vient des Lumières et dont on peine à se libérer. Avec ses douze récits finement élaborés variant tonalités et points de vue, Schalansky démontre qu’accumuler des pertes ne conduit pas nécessairement à un sentiment de nostalgie. Aucune disparition énumérée n’est réparable mais, comme elle le relève dans son avant-propos, par l’écriture « tout peutêtre rendu à l’expérience ». D’un atoll du Pacifique à la Lune, les expériences curieuses sont garanties dans ce livre à la somptueuse conception graphique et aux illustrations colorées par une « lumière cendrée ». Tout commence en compagnie du capitaine Cook et d’une île qui va disparaître à la suite d’un séisme, Tuanaki, où vivait une population se déclarant incapable de tuer. A contrario, le récit suivant introduit la sauvagerie du cirque romain où un tigre a!ronte un lion, comme si de ce spectacle naissait la férocité même. Schalansky note : « Une pensée, une fois au monde, se poursuit dans une autre. » Les choses perdues survivent toujours d’une certaine façon. Qu’est-ce qui circule jusqu’à nous du visage de Greta Garbo ? Et des odes de Sappho ou des livres de Mani ? L’écrivaine nous conduit en ancienne RDA, dans sa ville natale de Greifswald, pour enquêter sur un tableau détruit de Caspar David Friedrich. Cette étonnante collection de fragments se loge dans les vides et les manques de l’histoire et des manuscrits, dans ces ruines que Hubert Robert ou Piranèse appréhendaient comme un fil tendu entre passé et avenir.