10/11/2023
« Judith Schalansky, du plus bel éphémère », par Thomas Stélandre
Traduction de l’Inventaire des choses perdues, ouvrage de l’écrivaine allemande publié en 2018 outre-Rhin.
Judith Schalansky est née en 1980 à Greifswald, dans le nord-est de l’Allemagne, en Poméranie, ex-RDA. Son « pays natal », écrivait-elle en introduction de son Atlas des îles abandonnées (Arthaud, 2010), a « disparu des cartes, lui et ses frontières, politiques et mentales ». La destruction, l’extinction, la perte, comptent parmi ses motifs récurrents, dans une œuvre notablement travaillée, comme pour rééquilibrer, par le souhait de recensement, de dénombrement, de classification. Publié outre-Rhin en 2018, Inventaire de choses perdues le rappelle dès son titre : il s’agit d’une liste de différentes entités (atoll, espèce animale, lieux historiques, œuvres d’art…) ayant eu, à un moment donné, une existence tangible et ayant, pour une raison ou une autre, disparu. Recherches archivistiques et saillies imaginatives comblent les gouffres. Ce n’est que vers la fin qu’on prend conscience de la rigueur inflexible de l’objet : douze séquences, chacune de très exactement seize pages, chacune séparée de la précédente par une page couleur carbone.
Férue de cartographie, Schalansky est elle-même difficile à situer dans le paysage littéraire, singulière, insulaire. Autrice et designer, formée au graphisme et à l’histoire de l’art, elle a enseigné la typographie et met en page ses propres ouvrages chez son éditeur allemand Suhrkamp, de la couverture à la maquette. Ypsilon reproduit fidèlement Verzeichnis einiger Verluste (An Inventory of Losses dans sa version anglaise), ici traduit en français par Lucie Lamy. C’est un beau livre au format roman qui, en tant que tel, devrait échapper à la catégorisation du « coffee table book » — ce qu’est un peu devenu, avec son séduisant fronton et ses illustrations, le best-seller Atlas des îles abandonnées : un livre décoratif, à survoler plus qu’à lire. Inventaire de choses perdues requiert, au contraire, une attention de tous les instants, au risque (en cas de rêvasserie) de s’y égarer soi-même. Il faut en comprendre le principe : chaque « chose » perdue donne matière à un texte libre, plus ou moins proche du sujet, avec une instance narrative toujours différente (Greta Garbo errant dans Manhattan, un ermite encyclopédiste, Schalansky elle-même…), si bien que l’ensemble peut s’apprécier en recueil de nouvelles, en variations autour d’un thème.
Malicieuse
Inventaire de choses perdues n’est pas facile d’accès et ne devient pas beaucoup plus accommodant à mesure qu’on s’y enfonce, mais il brille d’intelligence. Figurez-vous le mouvement ascensionnel d’une fusée, en partant d’un décollage assez théorique (l’incipit, pas par hasard, choisit comme impulsion la désintégration, en septembre 2017, de la sonde spatiale Cassini dans l’atmosphère de Saturne) jusqu’à un ultime chapitre consacré aux « sélénographies » (soit les études des reliefs de la Lune) de l’astronome Gottfried Adolf Kinau, dont seules quelques traces nous sont parvenues. L’homme qui parle alors a quitté la terre ferme pour s’installer sur la Lune. « J’étais un être humain comme tous les autres à qui la Lune, pareille à un membre fantôme dont la douleur ne passe pas, rappelait exclusivement la perfection perdue jadis, le traumatisme incommensurable de la naissance, dont la brutalité est naturellement bien plus énigmatique que la fatalité de la mort. Mais l’oubli, contrairement au souvenir, ne s’apprend pas. »
Est-ce de la poésie ? Est-ce de la philosophie ? Judith Schalansky était nommée pour ce livre dans la catégorie Essais du prix Médicis. Il ne s’agit certes pas d’un roman, mais c’est à n’en pas douter de la littérature. Certaines phrases sont percutantes (« Être en vie, c’est faire l’expérience de la perte »), d’autres plus serpentines (voir plus haut). Parfois, le genre de l’inventaire brassant avec lui une malicieuse « geekerie », c’est ludique à sa manière : « Il faut probablement considérer comme une chance que l’humanité ne sache pas quelles idées formidables, quelles œuvres poignantes et quels acquis révolutionnaires elle a déjà perdus — peu importe qu’ils aient été détruits volontairement ou qu’ils aient disparu dans le temps. » Avec les fragments conservés de la poétesse Sappho, « vers clairsemés » façon textes à trous, on sourit même franchement : « D’après des calculs, environ sept pour cent de l’œuvre de Sappho nous a été transmise. D’après d’autres calculs, environ sept pour cent des femmes se sentent attirées exclusivement ou principalement par les femmes, mais aucun calcul ne pourra prouver s’il y a une corrélation entre les deux. »
Hirondelles à gorges rousses
Dans sa critique pour le New York Times, l’Américaine Kate Zambreno compare Judith Schalansky à W.G. Sebald. Il est vrai que, dans le sillage de l’auteur allemand, Schalansky arpente, collecte, enregistre et, par là même, répond aux tentatives d’effacement, contrecarre l’appel du vide. Lorsqu’il est question d’une toile de Caspar David Friedrich consumée dans un incendie en 1931, elle ne refait pas le tableau mais se rend à Greifswald, également ville de naissance du peintre romantique, qui en représenta le port et les alentours dans les années 1810 et 1820. « La difficulté n’est pas de trouver l’origine, mais de la reconnaître. Je suis face à des pâturages et j’ai dans la main une carte qui ne m’aide pas. » Les pages suivantes notent tout de la faune et de la flore, noisetiers, hêtres, pissenlits, champignons, là une linotte mâle, plus loin des martinets noirs, trois hirondelles à gorge rousse. À quoi bon, pourrait-on se demander ? En avant-propos, Schalansky cite Theodor Lessing dans « l’Histoire, un sens donné à ce qui n’en a pas », ouvrage non traduit rédigé pendant la Première Guerre mondiale : « Que retiennent les sources historiques ? Elles ne retiennent ni les destins des violettes piétinées lors de la conquête de Liège, ni les souffrances des vaches pendant l’incendie de Louvain. » On peut certainement y voir, en négatif, une façon pour elle d’envisager son rôle d’écrivaine.