23/12/2023

« Quand le réel s’effrite », par Pierre Maury

Le Soir

Judith Schalansky bâtit sur le manque et la disparition son Inventaire de choses perdues.


Il y a quelques années, l’écrivaine allemande Judith Schalansky voulait écrire un livre sur les monstres, « ces créatures fantastiques qui, bien qu’elles proviennent avant tout de l’imagination humaine, peuplent encore le monde aussi incontestablement que les représentants de la faune réelle, et ce — comme je l’avais affirmé avec insouciance lors d’une présentation de ce projet de livre — en dépit de toute réfutation de leur existence ». Elle avait signé un contrat, elle fonçait tête baissée dans une idée qu’elle comptait consolider lors d’un séjour dans un chalet assez isolé des Alpes.

Consciencieuse, elle s’est mise à lire, à prendre des notes. Lucide, elle a dû constater que le sujet était très répétitif, les caractéristiques de ces improbables inventions se superposant les unes aux autres. En outre, le système de classement qu’elle avait mis au point ne tenait pas la route. Et que fait une écrivaine quand elle s’aperçoit qu’elle est dans une impasse ? Elle prend une voie de traverse qui, heureusement pour elle e t pour nous, offre des perspectives bien plus réjouissantes. Et voici donc Inventaire de choses perdues, une collection qui n’a pas besoin d’organisation pour, en douze chapitres, éveiller la nostalgie de ce qui a disparu.


« La ruine est un lieu utopique où le passé et l’avenir ne font qu’un »


Une image posée dans l’avant-propos donne tout son sens au livre. Ce sont deux toiles d’Hubert Robert exposées au Salon de Paris en 1796. « L’une présentait son projet d’aménagement de la Grande Galerie du L ouvre au sein du Palais Royal — une salle remplie de peintures e t de sculptures, aussi abondamment fréquentée qu’illuminée grâce à sa toiture en verre —, et l’autre le même espace dans l’avenir, sous la forme d’une ruine. » Le contraste n’est pas seulement saisissant, il parle e t Judith Schalansky y entend ceci : « La ruine est un lieu utopique où le passé et l’avenir ne font qu’un. »

La mise en bouche est appétissante. La suite ne l’est pas moins. Il sera d’ailleurs à nouveau question d’Hubert Robert quand, plus jeune, il s’était attaché à Piranèse, cet architecte de génie qui jamais ne construisit une maison et qui souvent s’est inspiré de décombres. Le peintre français, se présentant à lui, argumente : « J’aime comme vous les ruines. Prenez-moi avec vous, où que vous alliez. » Le chapitre dans lequel il revient est consacré à la Villa Sacchetti, construite à Rome de 1628 à 1648, en voie de délabrement à la fin du XVIIe siècle et complètement démolie après 1861. Ce manoir est exemplaire des destins communs aux sujets groupés dans l’ouvrage : il a eu son heure de gloire, celle-ci est passée, il a disparu. L’impermanence des choses leur est assez commune, même pour les plus remarquables. Il en va ainsi, également, de la vie des hommes et des femmes, le parallèle est constant. Et c’est sur cette fragilité que Judith Schalansky bâtit une œuvre solide.

On prend plaisir, même si le plaisir est un peu trouble — ah ! ce goût de la catastrophe irréversible ! —, à arpenter les paysages de Lesbos en compagnie de Sappho et de ses odes, vers 600 avant J.-C. On le sait, l’autrice le rappelle dans une note préliminaire au chapitre qu’elle y consacre, les textes ont disparu pour leur plus grande partie, il n’en reste que des bribes, un autre genre de ruines en somme. Quant à l’accompagnement musical qui les complétait, plus rien…

Ses poèmes sont parmi les plus anciens de l’histoire de l’humanité dont nous avons une trace. Sa biographie suscite plus de questions que de certitudes. Nous croyons savoir…, dit parfois l’autrice, affichant ses doutes. Elle est plus loquace sur l’amour lesbien, quoique pas certaine du symbole que représenterait Sappho. En revanche, elle n’hésite pas à utiliser les manques comme des sources de sens nouveaux : « Comme des formulaires, ces poèmes mutilés demandent à être complétés — par l’interprétation et l’imagination. » Il en va ainsi des autres thèmes abordés dans cet Inventaire de choses perdues. La place de l’imagination est vaste quand le réel manque de consistance. C’est en choisissant un chemin étroit, mais qu’elle élargit sans cesse, que Judith Schalansky exerce, à la lecture, un puissant effet de séduction.

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