1/12/2023

« La Peintre des ruines », par Oriane Jeancourt Galignani

Transfuge

Judith Schalansky signe avec Inventaire de choses perdues, une cartographie intime et poétique des lieux et figures effacés par l’histoire. Superbe livre.


Ce qui est perdu, n’est jamais vraiment perdu. Et ce qui est présent, est sur le point de disparaître. Tempus fugit, rien de nouveau sous le soleil, les écrivains luttent contre la disparition depuis que l’écriture est née. Affirmer donc que la jeune autrice allemande Judith Schalansky a écrit un livre magnifique contre l’oubli, est aussi vrai que convenu : un grand livre est toujours un défi au silence.

Mais la force de Judith Schalansky réside dans la forme qu’elle offre à sa réponse à la disparition : elle dresse, comme son titre l’indique, un Inventaire de choses perdues. Et nous mène à travers lieux, œuvres, ou figures oubliés. Il y a du Claudio Magris chez Schalansky, une même délicatesse dans l’approche de l’histoire et de la fiction, un même choix de mettre l’un au service de l’autre, à tour de rôle. Ainsi le chapitre consacré à Hubert Robert, figure artistique dans lequel sans doute elle se reconnaît. Par le choix de suivre le peintre français dans les ruines de la Villa Sacchetti, au XVIIIe siècle, Schalansky nous mène dans les rues fétides de Paris et de Rome, où la mort règne, que ce soit dans les prisons parisiennes où Robert, parmi d’autres, attend la guillotine, ou dans les faubourgs d’une Rome qui a perdu de sa superbe, et ne peut plus soigner ses ruines. Robert, peintre des ruines, comme il se présentait lui-même, est la figure tutélaire de ce livre. En introduction, elle revient sur deux de ses tableaux du palais du Louvre ; l’un représentait la Galerie du Louvre au sein du palais royal, salle remplie de sculptures et de peintures, l’autre, la même pièce, mais dans l’avenir, sous forme d’une ruine. « La ruine est un lieu utopique où le passé et l’avenir ne font qu’un », conclut-elle. À l’inverse, cite-t-elle l’expression commune sur Auschwitz, lieu de « destruction sans ruines », et par là même souligne-t-elle que cette absence n’est pas effacement, mais persistance : « Le plus grand des vides dans l’Europe du XXe siècle, un traumatisme qui, dans la mémoire des survivants et de leurs descendants, aussi bien du côté des victimes que des bourreaux, attend toujours, comme un corps dissident et réfractaire à l’intégration, d’être complètement assimilé. »

Le paradoxe des disparus et de leur présence est au centre de chaque chapitre du livre, consacré à chaque fois à une histoire dans l’Histoire, plus ou moins romancée : on y croise une tigresse de la Caspienne livrée aux désirs barbares des citoyens de l’empire romain, une écrivaine allemande recluse dans les montagnes suisses à la recherche de monstres fabuleux, mais aussi la figure grecque Sappho, et ses poèmes d’amour, dont seules des bribes ont traversé les siècles. On y croise un château, dans un village de l’est de l’Allemagne, qui permet à Schalansky l’un des plus fins chapitres du livre : une enfant, elle sans doute, raconte comment, auprès de ce château vidé par les Russes, au gré d’un quotidien simple, elle prend conscience de ce qu’est la mort : « une vieille en tablier fleuri ». On retrouve l’Allemagne de l’Est, dans le « Palais de la République », texte qui nous fait basculer d’un symbole architectural de la RDA, détruit au début du siècle, à l’effondrement d’un jeune couple. C’est bien cela qu’à chaque instant Schalansky poursuit : le contrepoint entre un monde, un paysage, un nom, une architecture disparus, et l’érosion intime des êtres. Traverser des ruines, semble-t-elle nous dire, réitère dans notre esprit l’image de la disparition, sur laquelle nous sommes fondées. L’Inventaire de choses perdues s’inscrit avec force dans un courant lyrique et réflexif de la littérature allemande contemporaine, on pense à Esther Kinsky en la lisant, qui aborde l’histoire de manière totalement libre. Et c’est passionnant.

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