23/11/2023

« L’art de mémoire et l’art de l’oubli », par Alain Nicolas

L’Humanité

Inscrivant le caractère universel et irrémédiable de la perte, Judith Schalansky donne, en une manière d’avant-avant-propos, une liste de choses perdues, disparates qui va de la sonde spatiale Cassini à l’unique échantillon d’hydrogène métallique, en passant par les ruines de Palmyre, la tête de Murnau et le dernier rhinocéros blanc mâle. Toutes ces disparitions ont eu lieu pendant l’écriture d’Inventaire de choses perdues. « Être en vie c’est faire l’expérience de la perte », insiste Judith Schalansky. Se souvenir, c’est la redoubler et la diluer à la fois. Les stratégies de mémoire peuvent prolonger l’existence du passé et nous en rendre prisonnier. L’art de mémoire et l’art de l’oubli sont aussi indispensables l’un que l’autre. Au livre, dit-elle, le pouvoir d’alléger la mémoire en rendant possible une remise au présent du passé. L’inventaire qu’elle propose fait revivre des lieux, des êtres, des oeuvres. Nous en ignorions souvent jusqu’à l’existence, et pourtant, sitôt lues les pages qui relatent leur disparition, nous voilà inconsolables. Nous avons entendu parler des Odes de Sappho, écrites à Lesbos bien avant les tragiques athéniens. Nous savons que Mani a laissé sept livres contenant les doctrines de la religion « manichéenne ». La filmographie de Murnau mentionne un premier film que personne n’a vu, le Garçon en bleu. Le palais de la République de Berlin, après la chute du mur, a été démoli en 2009. Mais il y a bien d’autres îles, animaux, tableaux, villas, dont nous déplorons la perte au moment même où nous apprenons leur existence, tel l’atoll de Tuanaki, englouti en 1861 par un séisme, et que les cartes mentionnèrent longtemps, ou le tigre de la Caspienne, encore visible en 1964 en Iran. Chacun de ces chapitres est traité à sa manière, de la sécheresse de la note documentaire au souvenir personnel et au court récit de fiction. Embrayant le rêve sur la méditation et la découverte, l’Inventaire de Judith Schalansky enseigne à tirer profit de la perte.