18/10/2023
« La philosophie du “jamais plus” », par Fabrice Colin
RIEN NE SE PERD, tout se transforme nous rappelle l’introduction de cet élégant ouvrage mis en page par l’autrice elle-même, et l’avenir fleurit parfois joliment sur les ruines, mais le « principe de conservation de l’énergie » ne nous apporte in fine qu’une consolation très relative. « À quoi nous sert la chaleur d’une œuvre d’art en train de brûler ? »
L’inventaire rêveur, éminemment subjectif, auquel se livre Judith Schalansky est à la fois un brillant traité d’érudition et un hommage à la finitude des choses — à notre touchant désir, sinon d’éternité, du moins de survivance, avant que le soleil, à la fin des temps, fasse « s’évaporer toute l’eau des mers [et] fondre les roches ».
Choses qui ne sont plus : le Palais de la République, en RDA, « où étaient accrochés 16 tableaux d’artistes nationaux renommés, rassemblés sous le titre “Les communistes ont-ils le droit de rêver ?” » ; le tigre de la Caspienne « animal monstrueux [venu] des profondeurs des forêts d’Hyrcanie », dont seule « une poignée de cadavres naturalisés » subsiste ; les sept livres de Mani, artiste visionnaire, fondateur du manichéisme, dont les codex « envoûtants de couleurs », outragés par le temps, sont devenus « des liasses de papyrus croupis » ; un atoll du Pacifique Sud englouti par « des puissances indomptables » ; une villa romaine immortalisée par un disciple français de Piranèse ; un film de Murnau réduit à l’état de fragments ; ou les poèmes de Sappho, fille de Lesbos, « seule femme de l’Antiquité sur laquelle on ait dit autant de choses, et des choses aussi contradictoires ».
Digressions savantes, extrapolations lunaires, fictions très personnelles : tout est bon pour remplir l’« espace désormais béant », faire vibrer l’écho enfoui, chanter les beautés d’un passé dorénavant hors d’atteinte — et laisser « entrevoir que la différence entre l’absence et la présence pourrait bien être marginale, tant que le souvenir existe ».