16/11/2023

« Avant que tout ne s’efface », par Gladys Marivat

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Après L’Atlas des îles abandonnées et L’inconstance de l’espèce, l’écrivaine et graphiste allemande touche au coeur de son obsession de la disparition avec un livre magnifique.


On n’y voit que du feu. Les choses dont Judith Schalansky fait l’inventaire dans son ouvrage hybride, entre document, récit et livre d’artiste, ont souvent été passées par les flammes. Ainsi d’un tableau du peintre allemand Caspar David Friedrich, détruit par un incendie en 1931 au Palais des glaces de Munich. Ou du tigre de la Caspienne, dont le dernier spécimen empaillé a brûlé avec le muséum d’histoire naturelle de Takchent autour de 1960.

En introduction des douze chapitres d’Inventaire de choses perdues, l’écrivaine décrit, avec peu de mots et force puissance évocatrice, la négligence ou le mépris à l’origine de disparitions majeures. Il faut imaginer les descendants d’Armand Schulthess brûlant les livres fabriqués à la main ainsi que la merveilleuse « encyclopédie à ciel ouvert » que l’artiste suisse avait patiemment établie dans une forêt du Tessin au début des années 1940. Et que penser de l’absurde sort réservé au palais de la République à Berlin ? Bâti après-guerre par la RDA sur les ruines du château de Berlin, il fut désossé en 2005 pour cause d’amiante. En 2020, un nouveau château, mélange incongru de moderne et de faux ancien, est reconstruit au même emplacement.

Judith Schalansky sait nous émouvoir, provoquer nostalgie ou colère en nous, pour ces choses perdues dont on ignorait parfois jusqu’à l’existence. Habilement, elle met en scène une narratrice obsédée par sa quête. Pourquoi sommes-nous ainsi chavirés ? La réponse se trouve peut-être dans le texte relatant la découverte de Tuanaki par le capitaine Cook en 1777. Un siècle plus tard, l’atoll disparaît, après son immersion probable des suites d’un séisme. Bien sûr, l’atoll, habité, existait avant le XVIIIe siècle. Qui sommes-nous pour dire qu’il n’existe plus, maintenant qu’il est sous l’eau ? Nous regardons les cartes magnifiques et les photos du livre. Toujours, quelque chose échappe à notre vue. Quelque chose de fragile, qui est peut-être notre propre vie, ses traces, sa réalité.

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